Charente, printemps 2022

Voyage en Ripisylve 

Thomas Ferrand

Il s’agit d’abord d’une rencontre. Georg Traber. Un homme de taille modeste, de nationalité Suisse allemande, aux yeux gris, perçants, enfoncés sous d’épais sourcils broussailleux. Il est vêtu d’un vieux jeans cousu par lui-même, aussi solide que des toiles de jute, d’une chemise de coton élimée, et d’une casquette de marin vissée sur le crâne. Il claudique parfois car ses hanches lui font mal. Cela lui donne une allure de personnage tout droit sorti de la littérature. Une littérature d’aventure. Une littérature d’un autre siècle. Où l’on poursuit des cachalots géants, dans laquelle on s’enfonce dans des jungles épaisses. Dans laquelle on échoue aussi sur des îles désertes jamais cartographiées. Jack London ne disait-il pas qu’une aventure devait commencer par un naufrage ? Une littérature qui parle d’un monde sans finitude. J’allais embarquer avec lui pour une dizaine de jours. Non pas à bord d’un bateau à vapeur sur le fleuve Congo ou sur l’Orénoque, mais sur la tranquille Charente, aux abords de Cognac, sur un vieux pédalo.

Georg est un bricoleur qui n’aime rien tant les machines que quand il peut les démonter pour en détourner l’usage. Il a roulé sa bosse avec les caravanes et les chevaux ; il a même été lanceur de couteaux. Il y a dans son regard autant de crainte que d’amusement pour l’animal humain. Un tempérament inquiet pondéré par un esprit malicieux et enfantin. Dès les premières fois où je l’ai aperçu, il semblait indissociable d’un certain Julian. Un grand gaillard svelte et musclé, muni d’une longue chevelure ondulée nouée par un catogan. Comme si c’était son page ou son garde du corps. Voilà là un allemand parfaitement francophone, possédant un patronyme italien. Bellini. Un nom qu’on imagine en grand lettrage sur le toit d’un chapiteau. Par bien des aspects, ce Julian n’avait pas l’air tout à fait réel. Comme un génie sorti d’on ne sait quelle vaisselle.

Il faudrait parcourir les rivières du monde entier sur des embarcations futiles et lentes. On y passerait la nuit, amarré aux quais des villes ou accroché à de vieilles souches immergées. On s’arrêterait de village en village pour y montrer des tours de magie, des spectacles de trois fois rien, des acrobaties, de la danse, un peu de théâtre. On allumerait des feux, on s’adonnerait à de légères ivresses, on jouerait de la musique. On construirait des communautés éphémères et sans nécessités. On repartirait sur l’eau comme des forains sur la route, ou comme des corsaires sur la mer. Ce serait un festival itinérant. Un « Festival des Gestes Modestes ». Sans machinerie ni rien.

Georg a eu cette idée. Il est fatigué de parcourir les routes machinalement, avec son camion, pour jouer ses spectacles d’un point à un autre de l’Europe pour repartir dès le lendemain. Il veut inventer un événement à rebours de l’évènementiel moderne. Quelque chose qui soit le contrepied de notre ère thermo-numérique. Un festival itinérant avec des équipes internationales et changeantes, qui se déplacent lentement à la rencontre des habitants. Julian avait eu à peu près le même désir au même moment. Il envisageait un spectacle qu’il transporterait sur son vélo pour parcourir le monde. Georg lui a alors parlé de son projet de festival sur l’eau. Et des embarcations qu’il comptait construire. Des bateaux qui fonctionnent à la force des jambes, avec les 150 kilowatts que l’on a dans les pieds. Une expérience qui traverse des lacs et des rivières allemandes, suisses ou françaises. Ouverte à d’autres contrées. Arpentant les paysages délicatement. Rêvant peut-être du Tigre et de l’Euphrate, du fleuve Amour, du Danube ou du Mississipi. Qui sait ?

Nous sommes fin mai. Nous avons rendez-vous sur le minuscule port de Cognac. Le chantier naval est quasi inexistant. La ville connaît pourtant une riche histoire de négoce par voie fluviale. Elle était parcourue autrefois par des gabares, ces embarcations à fonds plats spécialement conçues pour le transport des marchandises, comme le sel et les eaux-de-vie. Nous vivons dans les ruines d’un certain négoce. Le règne des gabares n’est plus. Les bateaux de plaisance les remplacent. Entre les pierres granitiques des quais, j’identifie une plante que j’aime particulièrement : la matricaire odorante. Elle sent les fruits exotiques, comme un mélange d’ananas, de mangue et de fraise. Je ne peux m’empêcher de frotter ses capitules pour porter son parfum à mes narines. J’aime que mes voyages commencent par une odeur. Dans cet ancien port marchand, je m’imagine les longues expéditions à la découverte des épices aux travers des océans. Muscade, poivre, clou de girofle. Un peu plus loin, il y a de la mauve sylvestre et quelques sisymbres. Le camion de Georg arrive. Il porte nos embarcations sur une remorque. Il va falloir les assembler. Ainsi commence notre aventure. Une journée sous le soleil à monter ces bateaux en kit. Clef de dix-sept en main, on visse et dévisse les boulons, on charge les affaires, on porte les navires à l’eau. Notre flotte s’apprête à lever les voiles qu’elle ne possède pas.

Il y a trois bateaux principaux, de quatre mètres de long sur deux mètres de large. Ils sont construits à partir de coques de catamaran en résine de polyester, réunis par un plancher principal en contreplaqué. Dans ces coques, il y a des compartiments pour ranger nos affaires et nos denrées. A cela, s’ajoutent des caisses métalliques directement vissées sur le plancher. Georg a imaginé ce qu’il appelle « le moteur », c’est-à-dire un ensemble mécanique qui permet de pédaler pour avancer ou reculer. Cela paraît simple à première vue, mais c’est une véritable ingénierie qui associe plusieurs pièces de bois, de métal et des élastiques. Il y a un gouvernail relié au safran par des câbles placés sous le bateau. Des pédales de bicyclette que l’on pousse avec les pieds et qui actionnent des pales. Elles donnent parfois l’impression de barboter mais elles sont très efficaces. Nous conduisons assis sur des chaises de camping attachées sur des mini-plateformes, elles-mêmes encastrées sur les rebords de la coque. Les bateaux sont surmontés d’une architecture légère qui permet de poser une tente facilement et de camper sur l’eau. Ces pédalos possèdent le charme désuet d’une autre époque. L’époque Formica®, celle des tapisseries florales oranges, blanches et marrons. Et tout cet attirail bariolé convoque un imaginaire affranchi du pétrole. Le bateau de Georg est jaune. Celui de Julian, blanc. Le mien est rouge. Dans notre équipement, nous avons des « pare-battages », des sortes de bouées longilignes en caoutchouc que l’on attache pour protéger la coque lors d’un accostage. Chacun possède une gaffe, un outil nautique essentiel : un long manche muni d’un crochet permettant d’attraper une bouée ou un cordage, ou de repousser un obstacle. Nous voilà chacun à la tête d’un navire, des anti-conquérants, partis pour une épopée de peu.

Partir est excitant. Mais notre mise à l’eau ne se passe pas comme prévu. Un accident technique nous fait perdre une pale, ce qui nous empêche d’avancer. Julian plonge sans hésiter, aussitôt rejoint par Georg. Ils ne la retrouvent pas. Cette pièce de bois patiemment polie a demandé plusieurs jours de travail. Georg ne veut pas lâcher l’affaire si facilement. Il est contrarié. Il décide que l’on reviendra plus tard fouiller les fonds avec un aimant, car une petite partie de la pale est métallique. Heureusement, il a prévu des pièces en double. Au bout de quelques heures, nous partons dans le sens du courant pour un tour de chauffe, en direction de l’estuaire lointain. Et très vite déjà nous accostons. Pour l’heure, il s’agit de tester les bateaux et leurs équipements. L’aventure commencera véritablement demain. Nous irons dans le sens opposé, nous remontrons le courant comme des saumons remontant vers la source, nous irons vers le but que nous nous sommes fixés : Saint-Simeux, un petit village situé à quelques kilomètres en amont, quelques kilomètres avant Angoulême.

Je refuse le matelas gonflable et la tente, je veux dormir à même la coque en regardant les étoiles. Je plis et roule une serviette qui me servira d’oreiller. Nous sommes entre deux ponts, à quelques centaines de mètre de la Nationale 141 où la circulation est assez dense. L’effet est étrange : être équipé pour voyager en milieu naturel, faire du camping sauvage sur l’eau, mais se retrouver proche de la vie citadine et du bruit des motos et des pots d’échappement. Il y a comme un décalage. Si ce n’est pas particulièrement agréable, on peut dire que c’est intéressant. On s’imagine vivre autrement dans ce monde abîmé. Être résilient. On sait aussi que chaque jour c’est la réalité de quelques-uns : vivre dans des tentes, sur le bitume, au milieu des camions. Je dors. Le lendemain, je réalise que nous avions dormi face à un supermarché et son parking. J’ai le sentiment d’appartenir à une tribu du futur visitant les reliques d’un ancien monde. En peu de temps, le parking se remplit d’automobiles. La messe commerciale va commencer et se prolongera jusqu’au soir. À proximité, dans une zone en friche, je croise cinq chardonnerets élégants avec leurs plumages exotiques qui grappillent dans les cardères et les graminées. Il y a une vie dans les déserts que nous fabriquons. Notre équipage prend le café et la tisane dans laquelle on ajoute des orties, du gingembre et du citron. Nous regardons les cartes pour situer les distances, les écluses, les lieux d’accostages. Certains rendez-vous ont été pris pour ponctuer notre navigation. Ce n’est pas l’or du Klondike, dans le Yukon, que nous allons chercher. C’est seulement un repérage que nous réalisons. Noter les points d’eau, les endroits où passer la nuit, les personnes susceptibles d’accueillir ou de faire le relais de ce futur Festival des Gestes Modestes qui aura lieu en 2023. C’est le Théâtre de l’Avant-Scène de Cognac qui nous accompagne dans cette expédition. Ce sont nos alliés, nos partenaires. C’est avec eux que nous discutons. Nous repartons avec tous ces objectifs. Et nous rebroussons donc chemin, en direction de la source de la Charente. Nous passons notre première écluse. Et c’est un grand moment.

La plupart des écluses en Europe sont gérées administrativement. Les éclusiers effectuent la manœuvre d’ouvrir et fermer à des heures précises. Ce rapport autoritaire peut parfois être pénible. Mais sur la Charente, cela se passe autrement puisque les écluses, manuelles, sont laissées au libre usage des plaisanciers. Nous ne sommes dépendants de personne et c’est d’un grand confort. Cela implique bien sûr une certaine dépense physique mais chacun peut franchir les ouvrages à son rythme, et naviguer à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Les couchers de soleil sont propices à la tranquillité et à la fraîcheur. Il appartient à chaque navigateur de faire halte au ponton avant l’écluse et de débarquer un équipier qui assure la manœuvre. Ouvrir d’abord les ventelles, qui sont de petites vannes, en tournant de petites manivelles pour permettre à l’eau de s’écouler pour faire le niveau. Puis tourner les grosses roues qui ouvrent les portes. S’engouffrer dans l’écluse, accoster, refermer les portes et les ventelles, puis ouvrir celles qui sont opposées, pour continuer à circuler sur le fleuve. Accoster à nouveau, pour refermer les dernières portes et ventelles une fois que l’on quitté l’écluse. C’est un rituel. En été, il arrive fréquemment que des jeunes gens sur le terre-plein à proximité proposent leurs services pour aider les plaisanciers. En général, ceux-ci donnent un peu de monnaie en échange. Georg se propose de faire l’éclusier pour les gros bateaux de plaisance. On lui donne cinq ou dix euros, parfois quelques bières que nous partageons. La canalisation de la Charente et ses premières écluses débutent en 1780. Aujourd’hui, il y en a vingt-et-une. Le long de l’écluse de Cognac, je grignote quelques feuilles de tilleuls. Elles sont un peu vieilles et coriaces, mais elles deviennent fondantes au bout de quelques mâches, à cause de leurs mucilages, des molécules qui produisent du gel au contact de l’eau ou de la salive. Je broute alors comme une chèvre.

Nous repartons et dépassons le magnifique parc François 1er – espace de promenade réensauvagé, de plusieurs dizaines d’hectares – puis la base plein air, un grand terrain dédié aux loisirs. Déjà, la verdure se fait plus impressionnante et nous oublions rapidement la ville minérale. Les oiseaux se font davantage entendre. C’est une mélodieuse cacophonie. Ici, on trouve des prairies alluviales fauchées, remplies de la douce reine-des-près. Antoine Vernouillet, du restaurant Poulpette, en avait fait une délicieuse glace. Nous arrivons sous le pont de Chatenay, au pied d’un camping. Nous sommes encore sur le territoire de Cognac. J’entrevois une petite friche remplie de cirses et de chardons, de laitues sauvages, et de chénopodes. Toutes ces plantes ont surgi des gravats. Mon visage s’illumine : il y a dans ce champ d’adventices, quelques pieds d’une herbe dont je suis particulièrement amoureux. C’est le mélilot blanc. J’en confectionne un bouquet que j’accroche à l’armature de ma tente. Pendant toute notre expédition, il y aura des reflux aromatiques de mélilot, en particulier quand le soleil cognera fort. Une fois sec, il dégage une odeur de bon foin sucré, de vanille, et de fève tonka. Je raffole de son utilisation en pâtisserie. J’entends les grives musiciennes qui ont la spécificité de répéter toujours deux fois un motif. Elles développent des partitions très variées, sans discontinuer. C’est un des plus beaux chants sous nos latitudes.

Passé Cognac, le paysage change. Nous entrons véritablement dans la ripisylve, la forêt des rivages. Des murs d’arbres, d’herbacées et de lianes bordent la rivière comme un vaste rideau sur l’eau. Plus rien d’autre n’existe que la Charente et son escorte végétale. Cela nous donne l’impression de nous affranchir de la temporalité terrestre. Nous rions, avec Georg et Julian, en imaginant que tout ce décor fait partie de la production. Que le théâtre de Cognac orchestre la pluie et le beau temps, les oiseaux, les arbres et les bâtiments. « C’est vachement bien fait ! Ils ont mis les moyens. Ils doivent avoir beaucoup de personnel à disposition… J’ai beaucoup aimé le coucher de soleil qu’ils nous ont préparé hier soir. Je me demande comment ils font, techniquement parlant. C’est très réaliste. » La boutade nous évoque The Truman Show, ce film de Peter Weir sorti en 1998, où toute sa vie, le personnage principal ignore qu’il fait partie d’un programme de télé-réalité. Des millions de téléspectateurs suivent le déroulement de son existence au milieu d’un décor et d’acteurs qui font semblant. Je pense à Philippe K. Dick. Mes pensées s’arrêtent sur un roman de Raymond Queneau. Les Fleurs Bleues, paru en 1965. Les deux personnages, Cidrolin et le Duc d’Auge, vivent à des époques différentes mais rapidement on comprend l’interdépendance de chacun. L’un existe dans les rêves de l’autre et vice versa. Le livre inscrit cet exergue fabuleux dont il s’inspire : « Tchouang-tseu rêve qu’il est un papillon, mais n’est-ce point le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu ? ». Le rêve est-il une dimension parallèle tout aussi réelle que notre réalité ? Ne sommes-nous pas les rêves de quelqu’un d’autre ? La réalité existe-t-elle ? Le rêve, le désir et la fiction ne sont-ils pas tout aussi réels que ce qu’on appelle la réalité ? N’est-il pas dangereux de penser ainsi ? N’y a-t-il pas un risque de tout relativiser au point de mépriser l’existence ? Sa propre vie, mais aussi les autres formes de vie avec qui nous partageons l’espace ? On s’y perd. Parfois, on y flotte. Et c’est doux. Doux comme le débit de la Charente.

Nous passons la nuit sur la commune de Châteaubernard, sur un ponton le long du chemin de halage. Notre première tâche est d’aller chercher des brindilles pour allumer les fours portatifs que Georg a construit et soudé. On appelle cela des rocket stove. Ils ont pour énorme avantage de réduire les pertes de chaleur. La combustion est intense, rapide, quasi totale. Le poêle ne rejette pas grand-chose, et la matière première à brûler est minime pour un résultat optimum. Quelques branches sèches de quelques centimètres suffisent à faire un café ou chauffer un plat. Georg les a confectionnés avec des vieilles gamelles et des bouts de ferrailles diverses. On dispose quelques brindilles que l’on enflamme dans un petit tiroir, on fait un appel d’air, la chaleur tourne dans le four et s’achemine vers une cheminée démontable, d’environ un mètre vingt de haut, composée exclusivement de vieilles boites de conserves ouvertes et soudées entre elles. L’ensemble est folklorique mais très efficace. Cuisson Mad Max. On prépare les pâtes. Et on se régale d’une sauce à l’ail, gingembre, piment, tomates, carottes, poivrons et courgettes. Le tout saupoudré d’un sel à l’ail des ours que j’ai préparé en mars dernier. Avant de m’embarquer pour cette escapade, je suis passé chez mon caviste favori, le bien nommé Antoine Sauvignon, de la cave Canon, à Poitiers. Ce soir, nous ouvrons un excellent vin alsacien de Bruno Schueller, un Gewürztraminer très aromatique et long en bouche. Un vin nature, vivant, sans intrant. Ce soir, je me sens clochard céleste.

Georg dissimule tant bien que mal sa nervosité. Son projet de Festival des Gestes Modestes prêche la lenteur, mais le personnage a les idées qui fusent à toute allure et le corps qui s’agite dans tous les sens. Il ne peut rester en place à moins d’être épuisé par lui-même, alors, à ce moment-là seulement, il décrète qu’il est temps de se coucher. Mais, dès cinq heures le lendemain matin, il plonge dans la rivière. En un rien de temps, il est déjà assis sur son fauteuil pliant, à prendre un café serré, attendant que les autres se lèvent, cachant mal son impatience mais s’efforçant de ne rien en dire. Il a déjà étudié les cartes, établi les actions de la journée, anticipé sur les problèmes. Aujourd’hui, il est temps de hisser le pavillon sur chacun de nos bateaux. Nous l’avions presque oublié. Il s’agit d’un drapeau blanc avec un trait noir épais et entrelacé. Le motif est très élégant. Il est notre emblème et évoque les méandres d’un fleuve. Mais à l’image de nos fours et bateaux, il s’agit de tissus rapiécés, de bouts de draps trouvés ici et là. Certains sont à recoudre. Cela tombe bien : Julian et Georg, comme tout bon marin, savent coudre. En cas d’intempéries, il faut pouvoir réparer une voile ou bien se rafistoler la chair. Enfant, l’histoire d’un marin qui s’était recousu la langue en pleine course du Vendée Globe, m’avait marqué. C’était Bertrand de Broc, en 1992, qui se trancha par accident le muscle avec la drisse de sa grand-voile. À la télévision, nous ne parlions que de ça.

Nous sommes très vite surpris par les gens qui spontanément nous parlent, nous accostent, nous sourient, nous saluent. Beaucoup sont impressionnés par notre flotille. « C’est vraiment incroyable, me dit Georg, dans cette époque de déficit de l’attention ». Dans cette phrase, on pourrait presque entendre feu le philosophe Bernard Stiegler. Notre époque hyperindustrielle semble avoir endormi nos sens. On ne s’émerveille plus de grand-chose, nous sommes blasés, et nous avons perdu le lien avec l’environnement naturel d’où nous venons. Mais les bateaux de Georg réveillent l’enfant qu’il doit y avoir en nous. Ils suscitent un contact immédiat, curieux, avec les jeunes comme avec les vieux. Georg n’avait pas anticipé ces réactions, mais elles étaient au cœur de son projet. « Je suis convaincu que la rencontre spontanée entre artiste et publics est irremplaçable, pour son intensité et pour sa portée. J’attache une importance particulière à ce que la création garde un cadre intime pour permettre aux spectateurs de revenir à l’essentiel. » Son projet est, d’une certaine manière, la mise en œuvre effective de la décentralisation de la culture. Hors de ses chapelles et de ses temples, qui de toute manière, sont en déperdition de publics. Notre passage suscite le bouche-à-oreille. Les pêcheurs nous interpellent. Les enfants ébahis veulent nous offrir les poissons qu’ils ont pêchés. Un passant s’arrête : « on vous a vu dans le journal, c’est extraordinaire ce que vous faites ! ». Un autre promeneur nous interpelle et Georg lui propose, comme souvent, de prendre le café avec lui. Avec Julian, ils prennent le temps d’expliquer la démarche et les objectifs, le fonctionnement des bateaux et des fours portatifs qui suscitent beaucoup d’admiration. Il me paraît évident que l’œuvre principale de ce festival réside dans la navigation et les rencontres qu’elle produit. Le geste, le poème, c’est cette déambulation sur l’eau, c’est cette temporalité. Et cela me rappelle Marcel Duchamps qui estimait que sa principale œuvre était justement son emploi du temps. Dans un contexte de surproduction tous azimuts, faut-il encore créer des œuvres ? Mais ce qui m’interpelle également dans la rencontre avec les touristes et les riverains, c’est le regard positif et accueillant pour notre nomadisme. Ceux qui vivent aujourd’hui en camion, en caravane, ou dans des habitats légers, subissent généralement une désapprobation. Les lois ne sont pas en leur faveur. C’est une tradition européenne que de voir négativement « les gens du voyage ». Nous sommes des gitans « convenables », des gitans acceptés. Cela constitue l’histoire des systèmes politiques humains, dès l’apparition des premiers États. Les agriculteurs sédentaires contre les chasseurs-cueilleurs nomades. Cependant, le rêve américain a valorisé le fait de se réaliser par la route. Jack Kerouac, les beatniks, les pionniers, la conquête de l’Ouest. Même si là aussi les pouvoirs publics se sont dressés contre le vagabondage. La mythologie américaine intègre pleinement celle du monde ferroviaire avec ses « hobos », ces gens voyageant clandestinement à travers les Etats-Unis. Les trains ont été une source d’inspiration pour la littérature et pour tout un pan de la musique américaine. Du rythm and blues au rock and roll, en passant par le jazz. Quand nous naviguons sur la Charente, les bruits des pâles dans l’eau émettent un bruit répétitif très particulier. Je pense alors au rythme ternaire du blues des noirs américains, inspiré par le bruit des locomotives à vapeur. Et je me demande de quelle musique les pales de nos pédalos auraient-elles accouchées ?

En quittant Châteaubernard, nous passons devant Les jardins respectueux. Cette association fait un excellent travail de permaculture et d’éducation sur le secteur. Récemment, elle a acquis un hectare de terrain supplémentaire qui jouxte la Charente. C’était il y a peu de temps un champ de maïs. C’est désormais un champ de saules et de buttes de cultures, peu gourmandes en eau, accueillantes pour les oiseaux. L’association, menée par Rémi, s’évertue à pratiquer une agriculture biologique et résiliente sur un territoire obsédé par les monocultures de vignes. Lui et son équipe mettent en place divers évènements, des repas, et parfois des actions collectives de dépollution. Ils proposent de déguster le paysage. Nous retrouvons Rémi et sa famille un peu plus loin, à Saint-Brice pour pique-niquer. Avec Georg et Julian, ils ne pouvaient que s’entendre. Rémi aime bricoler, rafistoler et inventer à l’économie. L’année dernière, il avait fabriqué une embarcation avec son fils, à partir d’une ancienne caravane. Une caravane sur l’eau. Alors forcément, le délire des pédalos-camping ne pouvait que lui parler. Ils décident de se revoir et d’organiser des choses ensemble. En attendant, nous trinquons au cognac, nous faisons la sieste, et nous repartons.

Le fleuve vous aspire dans la contemplation. Il est hypnotique. D’autant plus que la Charente est lente et méandreuse. Mes pensées divaguent vers certains films. La rivière devient cinématographique. Je repense à Aguirre la colère de dieu ou à Fitzcarraldo, réalisés par Werner Herzog, avec l’acteur complètement dingue, Klaus Kinski. Leurs dérives sur les fleuves amazoniens sont des expériences hallucinatoires. J’ai pensé à Delivrance de John Boorman, tourné sur la rivière Chattooga dans les Appalaches. Je me souviens de cet enfant, acteur amateur, Billy Redden, au physique très particulier, avec ses yeux en amandes, jouant du banjo. Sa présence à elle seule est sacrément flippante et annonce dans le film de terribles présages. Elle fait écho au physique disgracieux de Jacob Reynolds dans le film Gummo d’Harmony Korine, où celui-ci tue des chats pour les revendre à un boucher, dans l’Ohio. Sur la Charente, parfois, nous croisons aussi de drôles de silhouettes, des marginaux vivants dans des cahuttes comme dans le bayou. Pêchant et s’enivrant souvent. J’imagine Tom Sawyer sur un radeau de branches de frêne grossièrement ficelées. Ici, ce n’est pas l’océan. Mais probablement dû à nos bateaux bricolés, je revois Kevin Costner dans Waterworld, le film kitch de Kevin Reynolds, où le monde dans son entier vit sur l’eau à la recherche d’une terre promise. La planète bleue y est totalement immergée. C’est toujours l’image de l’homme blanc qui se perd dans une quête impossible au cœur de la jungle ou dans une « Nature » hostile. Nous avons hérité de cet imaginaire, d’une construction culturelle qui voit la « Nature » comme une chose féroce contre laquelle il faut se battre, et dans laquelle il faudra survivre. La forêt – et la « Nature » de manière générale – est synonyme, en Occident, de ténèbres, de sauvagerie, de barbarie, alors qu’elle est essentiellement par-delà le bien et le mal, et qu’elle prodigue de nombreux bénéfices. Elle est la condition de notre survie même. C’est probablement un des traits à l’origine de notre désastre écologique actuel. C’est pour cela que la fiction est importante. Elle est un biais pour envisager un monde nouveau. Pour ma part, je n’envisage pas de survivre dans la « Nature », mais bien d’y vivre, de collaborer avec le vivant. Il ne s’agit pas d’une lutte. Mais il ne s’agit pas non plus d’être niais. Et j’ai le sentiment que nous partageons la même vision, Georg, Julian et moi. Notre expédition est aussi une tentative de construire de nouveaux récits. Contre l’accélération du temps et contre l’extractivisme.

Nous quittons Saint-Brice en passant par la paisible écluse de Gademoulin. Chaque fois que nous passons une nouvelle écluse, j’ai le sentiment d’ouvrir un nouveau chapitre, de passer un niveau, d’ouvrir un autre monde avec une temporalité propre. Nous traversons une portion d’environ cinq kilomètres jusqu’à Bourg-Charente. Cette partie est magnifique, quasiment déserte, vidée de présence humaine. On ne voit pratiquement aucun bâtiment derrière les superbes frondaisons. Même le chemin de halage a disparu sous la végétation. La surface de la Charente est survolée par des centaines de libellules aux couleurs diverses, avec des reflets métalliques d’or, de bleu, de vert et parfois de rouge-orangé. Des hirondelles surgissent au ras de l’eau. Elles se nourrissent de tous les insectes qu’elles peuvent trouver. J’aime cette idée que nous sommes, avec nos pédalos, nous-mêmes des insectes un peu lourdauds et colorés. Ici on comprend que les forêts et les rivières forment une alliance qu’ailleurs l’humain a brisé au fur et à mesure du temps, en endiguant les cours d’eau et en coupant les arbres. La ripisylve est une zone tampon régulatrice des crues. Elle purifie l’eau de ses polluants chimiques et organiques. La Charente, à certains endroits, est un véritable refuge. Les troncs morts sur certaines berges offrent un paysage spectaculaire. Certains arbres sont couverts de polypores comme l’amadou. Ils sont troués par les pics épeiches. Ils forment des habitats pour tout une faune d’insectes et de chouettes. Branches et troncs vermoulus abritent quantité d’oiseaux et de mammifères. Les vieux arbres couchés ou encore sur pied, morts, grouillent d’organismes vivants. Ces paysages de désolation sont en réalité des oasis d’abondance. On y croise la superbe sittelle torchepot, qui m’évoque, avec son bandeau noir sur les yeux, une squaw des plaines américaines. Il paraîtrait que le pic noir est revenu aux abords du parc François 1er… La forêt des rives. La forêt dérive. La ripisylve joue un rôle majeur, avec ses habitats spécifiques, ses corridors écologiques. Elle connecte différents milieux entre eux et maintient la biodiversité. Avec son réseau racinaire, elle protège les berges contre l’érosion. Mais les ripisylves se raréfient.

On trouve dans ces espaces des aulnes, des saules, des frênes, des peupliers. Des espèces qui tolèrent une grande humidité, ou qui supportent d’être immergées pendant les grandes crues. On y trouve aussi parfois quelques noisetiers et des sureaux noirs épars. Des érables champêtres. Quelques rares noyers. Tous ces arbres puisent des éléments minéraux comme des nitrates et des phosphates, souvent à l’origine des pollutions des sols et des eaux, qu’ils stockent dans leur bois, leur écorce et leurs branches. Les saules ont un enracinement hors du commun qui capte des métaux lourds comme le cadmium et le zinc. Il en existe environ cinq-cents espèces différentes à travers le monde. Dans la ripisylve, on trouve le saule blanc et le saule fragile, le saule marsault et ses nombreux hybrides. Mais aussi le saule pleureur, d’origine asiatique, qui ponctue élégamment le paysage de la Charente, avec ses rameaux tombants comme les cheveux d’un hard rocker penché sur sa guitare. Les saules contiennent de l’acide salicylique, une molécule à l’origine de notre aspirine, tout comme la reine-des-près. On trouve aussi une quantité de peupliers, comme les peupliers trembles ou les peupliers noirs avec leurs houppiers amples, leurs longues branches au-dessus d’un tronc court et tortueux, leurs écorces gris-brun. Ils peuvent atteindre trente mètres de haut. Leurs bourgeons allongés et pointus répandent au printemps une odeur de propolis et contiennent des propriétés antiseptiques et antifongiques. Ils dispersent plus de vingt-cinq millions de minuscules graines emportées par l’eau et le vent. Elles sont enveloppées d’un coton hydrofuge et forment des tapis blancs surprenant, comme s’il avait neigé en plein été. Mais l’un des arbres les plus emblématiques de ce milieu est l’aulne glutineux, avec ses strobiles qui ressemblent à des petits cônes de résineux. En automne, un petit oiseau qui se déplace en bande, réalise des acrobaties nerveuses pour manger ses graines. C’est le tarin des aulnes, un granivore aux couleurs jaune, vert et noir. Tout Venise est construite sur des pilotis d’aulnes, qui deviennent imputrescibles sous l’eau. Mais il est touché depuis des décennies par une maladie provoquée par Phytophthora alni. Tout comme le frêne est touché par la chalarose du frêne, une maladie parasitaire, sans traitement, avec un grand pouvoir de dissémination. Les ripisylves sont en danger.

Avec notre équipage, nous formons une petite communauté. Et comme toute communauté, nous avons des rituels. Chaque matin, et souvent le soir, c’est la baignade, nus, dans les eaux peu profondes. À chaque accostage pour passer la nuit, nous démontons les pâles et les sortons de l’eau, puis nous partons en quête de brindilles et branchages secs pour allumer les poêles. Dès que nous passons sous un pont, nous utilisons nos klaxons, pour évaluer la qualité du son et de l’écho qu’ils nous renvoient. Et puis il y a les repas qui s’accompagnent de discussions et d’un peu de vin. Pour chaque situation, Georg à des anecdotes. Régulièrement, quand nous avons une manœuvre à effectuer, il se lance dans une tirade solennelle : « Mais qu’est ce qui fût à l’origine de la perdition du Capitaine Achab ? C’est bien entendu le bordel qu’il a laissé dans ses cordages ! ». C’est aussi lui, notre capitaine, qui est chargé systématiquement de laver la vaisselle. Nous alternons, pour la cuisine, entre Julian et moi. Les compétences de Julian sont multiples. Il est manuel, chante, joue de plusieurs instruments, monte aux arbres, parle plusieurs langues, ne semble surpris d’aucune action nouvelle. Il supervise, il facilite les opérations. Il regarde les choses avec beaucoup de calme et de sang-froid et il possède un timbre de voix rassurant. C’est quelqu’un de particulièrement avenant et bienveillant. Ce petit duo se met parfois à parler allemand pour discuter de choses techniques, une langue que je ne comprends absolument pas. Alors je ponctue parfois bêtement d’un « scheiße !» sonore pour faire semblant de participer à la conversation. Nous sommes des marins d’eaux douces. On peut même dire que Georg est un marin des montagnes, puisqu’il habite celles du Jura suisse. J’ai habité un temps dans le Jura français, et je me souviens de l’incongruité que suscitait, pendant l’hiver, mon gros ciré maritime dans un paysage de montagnes enneigées. Après tout, même sur les sommets, on trouve des algues…

L’idée de manger uniquement sauvage pendant cette expédition, de se nourrir de ce que nous offre notre environnement, aurait été fabuleuse. Mais je voulais oublier mes quelques compétences et me laisser porter par les paysages autant que par mes acolytes. Je ne voulais pas davantage herboriser, ni passer mon temps à faire des cueillettes. Je reste cependant attentif aux bords de la Charente, qui regorgent de petits ronciers, de salicaires, de pulicaires, d’iris des marais, de menthes suaves et de menthes aquatiques. De bidents et de bardanes. De radis ravenelles et de valériane officinales. Des colonies de sureaux hièbles. Des lycopes d’Europe, que l’on appelle chanvre d’eau, aux feuilles profondément dentées, que l’on utilisaient autrefois pour faire une teinture noire. Sur les rives arborées, on trouve aussi beaucoup de lianes qui grimpent vers la lumière, enserrent les arbres et attirent tout un monde d’insectes et d’oiseaux. Comme des reliques du monde tropical. Le lierre est abondant. Il peut vivre cinq cents ans. Il fructifie en hiver pour nourrir les merles. Il y a également des clématites des haies, de la vigne-vierge, du chèvrefeuille, et parfois de rares vignes sauvages. Certaines herbacées se comportent aussi comme des lianes : le tamier, la bryone dioïque, la garance voyageuse, la morelle douce-amère. Ou le houblon, qui peut grimper jusqu’à dix mètres de haut. Ses jeunes pousses, cuitent à la poêle au printemps dans du beurre salé, sont un délice. Dans un projet qui s’intitule Ce que nous dit l’eau – rituel d’attachement, l’artiste Floriane Facchini propose elle aussi de déguster le paysage, en s’intéressant à comment un territoire nous nourrit. Le long de la Loire, elle projette de cuisiner avec la rivière et leurs habitants, de goûter le fleuve. Nos campagnes sont des garde-mangers.

Chaque rivière à son humeur, son débit propre, ses formes et ses largeurs, sa couleur, ses rapides. Il n’existe pas un kilomètre carré en France qui ne soit traversé par un cours d’eau aussi petit soit-il. Même domestiquée, la rivière est vivante. Mais certaines meurent. L’anthropisation des cours d’eau en est responsable. Comme l’assèchement des nappes phréatiques pour l’agriculture intensive ou l’industrie. Tout comme le réchauffement climatique. Les rivières d’aujourd’hui sont entravées. Mais malgré les aménagements, la Charente conserve un certain caractère naturel. Ces dernières décennies, la canalisation des rivières, la construction d’ouvrages hydroélectriques et le drainage des plaines ont provoqués la perte de milieux exceptionnels. C’est un processus en partie encore réversible. Qu’attendons-nous ? En France, seulement sept pour cent des cours d’eau sont considérés en très bon état écologique. Il est dit que la Charente est l’un des fleuves les plus pollués du pays. Pourtant, j’ai remarqué des nénuphars jaunes, de manière éparse, tout le long de notre voyage. Cette plante est un bio-indicateur du bon état des rivières. La Charente est un fleuve du Bassin Aquitain. Elle prend sa source dans la Haute-Vienne à Chéronnac. Elle fait trois-cent quatre-vingt-un kilomètres. Chaque année, elle déborde, elle sort de son lit pour le modeler indéfiniment. Les inondations sont fréquentes, avec des crues plus ou moins fortes. Elles sont favorisées par la faible pente de la région et des terrains plus ou moins perméables. En 1982, à Saintes, on a enregistré un débit de 815m3/s. Le débit moyen de la Charente se situe généralement, selon la saison, entre 80 et 210 m3/s. En comparaison, le grandiose fleuve Amazone détient le record de 205 000 m3/s. Une rivière devrait rester imprévisible et inventer constamment son lit. Le limon qu’elle dépose est incroyablement fertile. C’est pour cette raison que l’on cultive depuis toujours sur les rives du Nil. Mais qui protégera la rivière ? Il existe un projet à propos de la Loire. Il s’agit d’en faire une entité juridique capable de se défendre contre les attaques environnementales. Cela s’appelle Le Parlement de la Loire. L’écrivain Camille de Toledo a publié Le Fleuve qui voulait écrire. Ce livre retranscrit ces auditions. Un grand nombre de peuples animistes ont attribué un esprit à leurs rivières. Et ces rivières, respectées, continuaient de nourrir ces peuples.

J’aime l’idée d’interpréter une ville ou un fleuve à partir de ses pollutions, de ses habitants, de ses sédiments, de ses lichens, de ses particules fines. On apprend ainsi beaucoup sur qui nous sommes et le milieu dans lequel nous vivons. Le fleuve charrie notre histoire dans les sédiments. Et sédimenter est un processus de pensées que j’affectionne tout particulièrement. Dans les sédiments se trouvent nos premières occupations, notre préhistoire. La Charente est occupée depuis l’humain de Néandertal. Plus tard, ce sont des pirogues monoxyles qu’elle accueillait, bien avant nos pédalos ou les bateaux de plaisance à moteur. Je milite pour la libre circulation des sédiments. Les vases, les sables et les graviers sont nos monuments. Tout ceci devrait être l’objet d’une cartographie radicale, qui inclurait le plan de vol de nos oiseaux. Mais aussi nos traces dans l’atmosphère. Nous sommes nés dans un monde qui brûle. Nous n’avons pas vu les premières braises, nous avons refusé de nous inquiéter aux premières flammes, et maintenant le feu nous encercle. Il faut bien s’accrocher aujourd’hui pour trouver encore du sauvage en France, tant notre pays est mité de centres commerciaux, d’axes routiers, de sinistres lotissements et de champs de maïs. Avons-nous vidé le monde de sa substance ? Il y a de nouveaux récits à écrire dans les ruines du Capital. Pourrions-nous reconstruire de nouveaux mythes avec la loutre et le vison d’Europe qui logent dans les interstices de la Charente ? Où sont passés tous ces animaux ? Ils devraient être nos totems. Car nous devons changer d’imaginaire. Il me semble que Georg à choisi de prendre la tangente en pédalo parce qu’il était lui-même fatigué d’un système qui produit trop et mal. Cela devient lassant de vivre dans un monde qui génère de l’argent avec de la destruction et de s’y sentir impuissant. Pédaler rend concret notre énergie là où notre imaginaire contemporain l’a dématérialisé. Il est salvateur de réduire nos besoins et d’entrer dans une désescalade numérique. Dans ces milieux abîmés, le vivant produit malgré tout des adaptations. S’adapter n’est pas une chose passive. Cela nécessite des capacités d’inventions. En créant cette expédition, ce Festival des Gestes Modestes, Georg et Julian voulaient mettre leurs « activités au diapason de leurs convictions » et s’affranchir du moteur à combustion.

Les journées s’écoulent, similaires. Nous traversons Jarnac, Vibrac, Châteauneuf-sur-Charente. Nous passons les écluses de Saintonge et Gondeville. Chaque village possède son église romane. Le patrimoine est superbe. Les maisons d’éclusiers nous font rêver. Le village de Saint-Simon, ancien village des gabariers, est particulièrement charmant et tranquille. Tout comme celui de Saint-Simeux qui offre un paysage particulièrement bucolique. Vers l’écluse de Gondeville, nous accostons sur une petite plage de sable. Je remarque qu’elle est remplie d’une plante que l’on appelle la persicaire âcre ou la renouée poivre d’eau. Son feuillage est particulièrement épicé. Elle ressemble beaucoup à la persicaire odorante qu’utilisent les Vietnamiens pour leur cuisine. Le temps n’a plus prise sur nous. C’est une aventure dans la décélération du temps. Sans heurts, sans actions particulières. Nous sortons les fours mobiles, faisons du café et des tisanes, nous regardons les cartes, nous plongeons dans l’eau, nous lisons des livres, nous rencontrons des gens curieux de nos installations, qui nous parlent de leurs vies. Puis nous repartons pour quelques kilomètres, à la recherche d’un nouveau port, d’une nouvelle escale. Nous faisons diverses manœuvres d’accostages. Cette distorsion temporelle nous donne parfois l’impression d’être entrés dans un triangle des Bermudes local. Qui sait si au prochain village nous n’aurions pas basculé dans un monde parallèle ? Les températures sont au-delà de la normale. Cette anormalité est la nouvelle norme. Il faut composer avec. Sur l’eau, le climat nous plonge dans une langueur tropicale. L’eau est étale, il n’y a pas vraiment de clapotis contre les coques. J’aime le bruit du clapotis. Il est soporifique et idéal pour se perdre dans la littérature. La peau colle, l’esprit est léthargique et chaque brise d’air est un paradis. Dans cette torpeur quasi estivale, je repense à une des images les plus spectaculaires du film Aguirre la colère de Dieu : un voilier posé sur la canopée, à la cime d’un arbre. Ce soir, un orage très proche déchire le ciel. C’est un magnifique spectacle. Je repense à Charles Marlow sur son bateau à vapeur, le personnage inventé par Joseph Conrad. Ce marin britannique qui s’enfonce dans le Congo, dans Au cœur des ténèbres. « La remontée de ce fleuve, c’était comme une remontée aux premiers commencements du monde » ; « Nous avancions à l’aventure sur une terre préhistorique. » Dans un demi-sommeil, j’entrevois des hippopotames et des crocodiles, de grands échassiers et des palétuviers en guise de rivages. En avançant sur la Charente, ce qui se cache derrière les écrans d’arbres, est une énigme. Parfois dans ce décorum, j’entraperçois des indiens planqués, invisibles. Ils n’existent pas, mais ils sont tout de même prêts à jeter leurs lances et fleurs lèches, dont les pointes sont enduites de curare. J’écoute le piauhau hurleur. Cet oiseau au chant vraiment très particulier, que l’on entend dans tous les documentaires et films sur l’Amazone. On le voit rarement, il est d’un gris insignifiant qui surprend par rapport à son chant exubérant. À la place du piauhau, nous avons ici le loriot d’Europe…

Le loriot est sans conteste l’oiseau qui me met le plus en joie. J’attends chaque année les environs du mois de mai pour entendre son chant fluté qui se compose habituellement de trois notes. Son plumage jaune d’or, contrasté de noir, fait honneur à sa filiation tropicale. Pour Julian, il semblerait que ce soit le superbe martin-pêcheur qui l’émeuve particulièrement, avec sa robe bleu saphir. Nous l’apercevons régulièrement sur la Charente. Son vol est rapide et rectiligne, ponctué de courts planés au ras de l’eau. Cela déclenche à chaque fois une excitation sonore chez Julian. Les allemands l’appelle « eisvogel », mot composé de « eis », la glace, ou alors de « eisein », l’acier, pour son plumage aux reflets métalliques, et de « vogel », l’oiseau. L’oiseau des glaces – ou d’acier – est très commun, mais il est inféodé aux milieux d’eau douce. Il se nourrit de poissons, d’invertébrés aquatiques, et d’amphibiens. Il possède un long bec presque disproportionné, et passe beaucoup de temps à l’affût des alevins. Nous voyons aussi quelques milans noirs, et des bergeronnettes grises ainsi que des bergeronnettes des ruisseaux. Passé le solstice, les oiseaux ne chantent plus vraiment. Ils se manifestent par des sons mais c’est différent, moins mélodieux. Parmi les autres oiseaux que nous croisons, il y a des cygnes et des canards. La Charente abrite également des grèbes, des oies, des sarcelles et des fuligules. Ainsi que le très particulier torcol fourmilier que j’aimerais beaucoup apercevoir. Parmi les rapaces, on trouve le balbuzard pêcheur et le faucon pèlerin. L’espèce « phare » de la vallée de la Charente, paraît-il, est le Râle des genêts. Cet oiseau, mondialement menacé, était autrefois très répandu. Il construit son nid au sol, dans l’herbe des prairies des vallées inondables. Mais la mise en culture des vallées, et la modification des pratiques de fauche, ont conduit à sa disparition. Au pied d’un rapide, posé sur des rochers affleurants, j’observe l’étrange ballet que m’offrent deux magnifiques hérons cendrés qui se relaient. Dès qu’ils se sentent observés, ils prennent leur envol, puis reviennent. Leurs longs becs pointus plongent furtivement pour saisir une proie. A quoi rêve le héron ?

Parcourant le fleuve depuis quelques jours, je réalise à quel point j’ignore tout de la vie sous nos bateaux. La flore spécifique du milieu aquatique m’est totalement étrangère. C’est un autre monde. Parfois, nos embarcations flottantes se prennent dans ces longues plantes accrochées au fond de la rivière. Le safran et les pales se prennent dans les myriophylles et nous immobilisent. Ensemble nous gueulons alors : « attention ! Il y a de la salade ici !». Et nous dévions à tribord ou à bâbord, c’est selon. Sur les rives, nous croisons régulièrement des pêcheurs que nous saluons tout en évitant leurs lignes. Ce sont essentiellement des adeptes du « no kill », une pratique sans mise à mort. Ils pêchent des aloses, des mulets, des truites et des lamproies. Des anguilles. Et aussi des silures qui sont de plus en plus nombreux. Ceux-ci ont mauvaise réputation et souffrent d’un délit de « sale gueule ». Il faut dire que le silure possède vraiment un physique peu avenant : une tête massive, une énorme bouche et ses barbillons de vieillard… Considéré comme un féroce prédateur, il peut faire plusieurs mètres et des dizaines de kilos. Il est présent depuis plusieurs dizaines d’années dans les cours d’eau français. Sa pêche permettrait de réguler son espèce alors que les autres poissons commencent à manquer. Il paraîtrait d’ailleurs que le silure a plutôt bon goût. Il commence à se vendre sur les étals de quelques marchés français, et apparaît à la carte de certains restaurants. La Charente accueille des poissons d’eaux calmes, comme les carpes, les vairons, les goujons, les gardons, les ablettes, les brochets, les sandres. Mais aussi des poissons migrateurs comme les mulets, les aloses et les truites. Les aloses sont considérées comme de bons indicateurs de la qualité biologique des fleuves. Paradoxalement, les populations d’anguilles sont en régression, probablement dû à la pollution mais aussi à une pêche trop intensive dans l’estuaire. Et les salmonidés, comme la truite de mer ou la truite commune, ne sont plus aussi présents qu’autrefois. À Cognac, aux alentours de Crouin, il a été repéré récemment un saumon atlantique. C’est un grand migrateur qui subit de plein fouet la surpêche, la pollution et la dégradation des frayères. Sa présence est devenue rarissime dans les eaux de la Charente. Mais il est là, tapis quelque part, attendant l’arrivée d’un monde nouveau.

Après l’écluse de Bourg-Charente, nous faisons halte sur une rive très boisée, sombre et particulièrement fraîche. Elle est notre jungle et nous sauve des fortes chaleurs de l’après-midi. On observe les chauves-souris et on ouvre un excellent vin de Nicolas Arnou, un artisan vigneron de la vallée du Layon. Ce très bon chenin s’appelle Chouette ! mais celle-ci se cache encore. Georg continue de m’instruire sur le projet du Festival des Gestes Modestes, qui consiste à arpenter différents endroits et d’interagir avec différents milieux. Il s’agit d’amarrer puis de jouer de courtes formes de spectacle qui ne nécessitent aucun décor ni machinerie. Ainsi le Festival intervient dans un marché ou dans un parc, puis le lendemain, il participe à un événement scolaire ou à une fête privée. Il arrive que Georg propose des visites guidées sur son pédalo. En Allemagne, avec Julian, ils sont intervenus dans une rave party. Le Festival peut durer trois semaines, avec deux artistes par bateau. La flotte peut se composer de six pédalos. Il est même envisagé que le Festival se pérennise. Qu’il resurgisse d’une année sur l’autre, jamais avec le même équipage. Et puis Georg me parle d’Italo Calvino. En particulier de son récit-poème Les villes invisibles où un Marco Polo imaginaire décrit à l’empereur Kubilaï Khan les cités du monde. Georg imagine cette cité où ce sont les forains qui se sont sédentarisés et les villes qui se déplacent et viennent à la fête. Son spectacle Heinz baut est lui-même inspiré d’un autre livre de Calvino, Le baron perché. Dans cette performance, l’acteur pose un sac de cordes de lin et des perches de frêne de trois mètres avec lesquelles il construit un fascinant échafaudage qui peut faire plus de dix mètres de haut et sur lequel il est juché. Cela fait vingt ans que ce spectacle tourne en Europe1, et cela fait dix ans que Julian a repris le rôle. Je repensais à toute cette littérature. Au Moravagine de Blaise Cendrars. À son Boulinguer. À Pierre Loti. Au journal de bord de Werner Herzog qui accompagne le tournage de Fitzcarraldo. Le film raconte l’histoire d’un médiocre entrepreneur, doux rêveur, et fanatique d’art lyrique. En pleine fièvre du commerce de caoutchouc, il veut construire son propre opéra en pleine jungle péruvienne. À un moment donné, son entreprise nécessite de faire passer un gros bateau à vapeur sur une colline entre deux bras d’un fleuve. Fitzcarraldo est le conquistador de l’inutile. Quand les gros bateaux de plaisance à moteur passent tout près de nous, nous devrions nous sentir ridicules. Mais c’est pourtant l’exact inverse qui se produit. Cette débauche de moyens et de confort sur un fleuve aussi tranquille est absurde. Nous nous sentons paradoxalement puissant, avec nos frêles embarcations bricolées. Tout ce qui fait nos navires est à notre portée, à notre échelle et figure les efforts qu’il a fallu, la ténacité, l’ingénuité. Nous sommes fiers. Nous sommes les conquérants de l’inutile.

Georg me raconte les débuts de son projet qui commence avec les premières coques achetées. « Je les ai trouvées sur le Lac de Constance. Celles qui nous intéressent ont été fabriquées en Allemagne dans les années 70. Ce ne sont pas des coques de catamaran de sport, elles ne sont pas faites pour faire de la vitesse. Elles sont faites pour la plaisance ou pour être des plateformes de baignade. On n’en fabrique plus des comme ça. Maintenant, les coques sont pleines et étroites. Certaines de celles que nous avons trouvées étaient vraiment abîmées. Il a fallu les réparer ». À partir des coques, Georg a testé plusieurs dispositifs. « Au début, je pensais faire avancer les bateaux avec une roue à pales – appelé aussi roue à aube – comme sur les bateaux du Mississipi. Mais la roue doit être très grande pour être efficace. J’ai dû abandonner. J’ai alors imaginé ces pales qui bougent sur leur axe, qui font un battement comme des nageoires. On appelle ça « flapping foil ». En poussant avec le pied, on met directement la force dans l’eau, en perdant très peu d’énergie. Il a fallu faire plusieurs essais, car au départ, les pales cassaient souvent. Mais on est toujours en recherche. » Georg voulait inviter des artistes sur le lac de Neuchâtel pour qu’ils créent chacun leurs propres embarcations, sans aucun moteur. Mais le projet était encore trop vague pour embarquer les gens dans une telle aventure. Un organisateur allemand les a accueillis. Georg et Julian ont alors parcouru le plus vieux canal artificiel Allemand, le Finow, qui se trouve dans une région assez pauvre de l’ancienne Allemagne de l’Est. Le contexte est très différent de la Charente. C’est un paysage d’aciéries, de ports industriels, d’usines à papier, de friches. Une industrie assez lourde et souvent abandonnée. On doit se sentir tout petit face à ces reliques d’une autre époque. J’adorerais étudier la flore de ces espaces comme un archéologue.

Pour chacune de nos escales, j’aurais voulu laisser un poème ou une énigme. Proposer un jeu de pistes. Un de nos pédalos aurait pu être un studio de radio en plein air. Nous aurions fait des podcasts pour chaque étape. Nous aurions interviewé les habitants, fait des prises de son sur l’eau, enregistré les oiseaux. Se seraient côtoyés un pêcheur, le maire d’un village, un ornithologue, un paysan, un garagiste, un historien des gabares. Le même pédalo aurait pu être une station d’écoute. Avec Julian, nous plaisantons et imaginons qu’un des bateaux devienne une serre. Nous ferions des cultures de tomates et d’aromatiques pour nos repas. Et nous trainerions tout cela derrière nous avec amusement. Mais pour l’heure, nos rêves doivent s’interrompre. Nous sommes arrivés à Saint-Simeux et nous avons rebroussé chemin jusqu’à Cognac. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », et nous sommes riches de ce que nous avons vécu ensemble. Il nous a fallu quelques heures pour démonter nos bateaux et les atteler précautionneusement pour repartir jusqu’en Suisse. Nous sommes débraillés, mais toute notre attitude raconte notre refus de l’obsolescence programmée. Je regarde avec admiration mes deux coéquipiers. Je salue Georg, cet impatient qui prône la lenteur. Que poursuis-tu, toi le marin des montagnes ? Pour quelle nouvelle aventure pars-tu ? Pour quel voyage à la Gulliver ? Certains d’entre nous poursuivent tout au long de leur vie, comme le capitaine Achab, leur propre cachalot. Chacun son cachalot, son Moby Dick ou son merlin. Mais beaucoup restent au port. Georg est une sorte d’insatiable Vieil homme et la mer ou de Don Quichotte. Je ne serais pas étonné que lui et Julian disparaissent dans un nuage de fumée, qu’ils s’évaporent. Ils me laisseraient positivement l’impression d’avoir été abusé par des fantômes. Comme dans un sublime, mais tragique, film de Mizogushi. Les Contes de la lune vague après la pluie. Le spectre n’est pas un manque, mais une révélation.

1Présenté au festival Coup de Chauffe les 4 et 5 septembre 2021 sous le titre de Jean construit.